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"Comme le pur ciel bleu"

de Peter Ablinger's 33-127

par Evan Johnson






Gammes, bruits, gammes; gammes, bruits, gammes. 33-127 de Peter Ablinger pour guitare électrique et CD est une partie de l'oeuvre 1-127 de 2002, qui comprend les 95 dernières sections numérotées de cette pièce; et pour l'auditeur elle est tellement transparente qu'elle en devient opaque. Il ne s'agit pas là de musique au sens habituel. Qu'est-ce donc ?

Le morceau lui-même ne pourrait pas être plus simple. Répétée, quatre-vingt-quinze fois au total, une échelle de sons descend, avec d'anodines et imprévisibles irrégularités de rythme et de hauteur, du registre le plus haut de la guitare électrique jusqu'au plus bas. Le son de l'instrument est net, clair et précis. Puis, à un moment, dans chacune de ces échelles neutres et calmes - à l'exception d'une seule - sa progression est interrompue par une cacophonie de bruits de rue enregistrés, que la guitare devenue de plus en plus forte et gutturale essaye vainement d'accompagner. Ceci pendant un instant, ou quelques secondes, puis les gammes reprennent comme si de rien n'était. On atteint le bas de l'échelle de l'instrument, le lecteur de CD indique le numéro suivant et cela recommence. Mais pourquoi ces gammes et pourquoi ces bruits ?

Ce motif de gammes, ascendantes ou descendantes, régulières ou irrégulières, est une caractéristique de la musique de Peter Ablinger depuis presque trente ans. Weiss/Weisslich 1 (écrit en 1980, lorsque le compositeur avait vingt-et-un ans) est entièrement constitué de 2 échelles d'abord descendant toutes les notes blanches du piano, de la plus aigue à la plus grave, puis remontant en sens inverse. Depuis lors, des séries de notes s'élevant ou descendant par degrés, sur un tempo modéré, figurent de façon proéminente dans de nombreux morceaux, notamment dans les oeuvres pour grand ensemble: Der Regen, der Glas, das Lachen (1994), Grisailles 1-100 (1991-3), et 6 Linien (2004) dont la structure est essentiellement identique à celle de 33-127. Ablinger remarque, dans son essai-manifeste "Metaphern" (Métaphores) qu'au long des années il a écrit de nombreux morceaux dans lesquels "un instrument descend l'éventail de ses sons du plus haut au plus bas". Cette manière particulière, d'où est né 33-127 après Weiss/ Weisslich 1, réapparaît inévitablement, de façon obsessionnelle, oeuvre après oeuvre, et il s'agit de quelque chose d'absolument fondamental dans l'art d'Ablinger.

Des indices de signification de ces échelles descendantes, impliquant toujours l'ambitus complet de l'instrument concerné, habitent chaque recoin des pensées de ce compositeur. Avant de se tourner vers la composition il a fait des études d'arts graphiques et par la suite, l'un de ses professeurs principaux fut le compositeur Roman Haubenstock-Ramati, préoccupé de graphisme. Ablinger fait souvent allusion, dans ses écrits, au lien inhérent existant dans son oeuvre entre la musique et lesarts graphiques; de ce point de vue, une échelle est un coup de crayon dessinant un axe, définissant un champ. "Cette ligne - écrivait-il en parlant de son attirance pour une échelle - était mon manifeste personnel de l'essentiel".

De même ce compositeur tire une motivation constante des distinctions entre simultané et successif, vertical et horizontal, aria et récitatif. (Une série entière d'oeuvres nommées IEAOV - Instrumente und ElektroAkustisch Ortsbezogene Verdichtun ou "Concentration d'instruments et d'électroacoustique adaptés à leur espace" est établie sur un processus numérique permettant de faire littéralement basculer les sons sur le côté afin que le successif devienne simultané et le simultané successif). L'échelle, comme un trait en diagonale, est la façon la plus efficace de définir un espace en deux dimensions dans lequel à la fois aria et récitatif peuvent avoir leur place. Les gammes lentement et irrégulièrement répétées qui forment l'armature de 33-127 sont le cadre sur lequel la toile est tendue, et un rappel constant de tout ce qui n'y est pas.

Malgré la focalisation continuelle d'Ablinger pour les échelles, si l'on devait choisir un seul concept pour définir son art, ce serait le bruit. Pas exactement "bruit" mais das Rauschen; le dictionnaire traduirait le mot allemand par "bruit" mais pour Ablinger il s'agit des bruits du monde naturel, cascades, vent, pluie; bruits comme faits, non pas pour être contrôlés ou intégrés dans un but musical, non pas pour faire partie d'une syntaxe discursive mais pour être reconnus, confrontés, mesurés. Rauschen, pour lui, n'est pas un matériau musical; il n'est ni Luigi Russolo, ni John Cage ni Helmut Lachenmann, cherchant à élargir progressivement la définition de la musique jusqu'à inclure ce qui en était auparavant rejeté. C'est dire que le bruit, dans sa musique, est pratiquement toujours enregistré ou synthétisé et presque jamais produit par des instruments quels qu'ils soient. (Der Regen, der Glas, das Lachen est une grande exception). Ce bruit n'a pas de corrélation, il ne peut être rationalisé par le discours environnant ni absorbé dans un contexte musical confortable. Entendre Rauschen n'est pas du tout écouter de la musique, mais "entendre l'entendant".

Le bruit aussi est surfait. Il est le résultat, surtout dans la nature, d'une accumulation de sons individuels sans espoir d'en recouvrer aucun dans sa particularité. C'est la totale incompréhension d'une surabondance. Percevoir le bruit serait, pour Ablinger, percevoir quelque chose dans le bruit: "[chacun] entend là ses propres mélodies et peut prétendre à raison qu'elles y sont". De même, une autre des récentes poursuites obsessives d'Ablinger est la congélation de cette expérience dans le cadre de l'oeuvre d'art. En appliquant une grille abstraite sur un enregistrement de bruits (bruits de rue, de nature ou même paroles), en rationalisant ces bruits à l'aide de logiciels en hauteurs et rythmes, et en transcrivant les résultats pour instruments de musique, tout son environnant peut se refléter en "surface musicale". Ce que l'on entend alors est une externalisation, une concrétisation de l'expérience intérieure d'entendre l'inécoutable. Les résultats peuvent varier considérablement dans la reproduction de l'original, dépendant de la subtilité des divisions temporelles et de registre. Dans la remarquable série Quadraturen III (1996 - ), des contours de paroles et même des mots individuels émergent de façon audible d'un jeu au piano contrôlé par ordinateur.

C'est ce qui se produit aussi dans 33-127. Les bruits de rue enregistrés qui font irruption dans le calme évident des gammes sont extraits de ) d'Ablinger, une compilation de près de cent enregistrements d'extérieurs à Berlin. La guitare, forte et déformée, élément de changement supplémentaire dans ces interruptions des placides échelles, fait ce qu'elle peut pour garder le pas, filtrant l'épaisse couche de cacophonie urbaine en une série hachée de notes souvent à peine perceptibles dans le chaos général. Et puis l'échelle reprend inévitablement, elle retrace tous les tons et toutes ces étendues de temps ne figurant pas dans les extraits des rues de Berlin. "Ce que l'on voit ou entend est le complément de ce que l'on ne voit ni n'entend", écrit Ablinger. Ce n'est évidemment pas une question de premier plan ou d'arrière plan, précisément, mais d'endroit et d'envers, d'affirmations et d'infirmations, acte et conséquence, toile vierge et mur.

Le processus de composition de 1-127, dont 33-127 est extrait, était une combinaison d'arbitraire agressif et d'intuition inexplicable. Pourquoi 127 sections ? Et pourquoi pas ? Pourquoi les séries spécifiques de notes descendantes et de rythmes légèrement irréguliers dans chaque échelle ? Et pourquoi pas ? Par contraste, les insertions de matériaux préenregistrés et leur accompagnement instrumental numérisé sont aussi rationnels et rigides que leur environnement est capricieux et incontrôlé. Chaque échelle fut d'abord écrite intégralement, sans aucune interruption. Chaque note, dans chaque échelle, a une durée de trois, quatre ou six seizièmes; la première fois que la chaîne des durées tombe sur une imaginaire double croche, l'extrait préenregistré démarre et il cesse lorsque cela se produit pour la deuxième fois. La partie de la bande, de Das Buch des Gesänge disponible avance graduellement pour chacun des 127 morceaux de la pièce entière 1-127; et les tons que peut utiliser la guitare dans son accompagnement de filtrage sont ceux qui résident dans l'intervalle entre la dernière note de la gamme qui précède l'interruption et la première note qui la suit. Donc une fois que les gammes ont été assemblées de façon intuitive et arbitraire, chacune de ces bruyantes interruptions intervient comme une conséquence.

En d'autres termes, 33-127 est une simple juxtaposition de deux lignes du travail d'Ablinger, qui remontent, sous diverses formes, à des décades. La ligne en diagonale de l'échelle définit une toile, un espace, une palette. Sa représentation axiomatique du simultané et du successif en est le principe initial. Les interruptions bruyantes constituent le vrai champ d'opérations. Elles sont le domaine du Rauschen, de l'entendre par opposition à musique. La guitare n'est pas le protagoniste dans les interruptions et elle n'est pas le narrateur qu'elle est lorsqu'elle joue ses échelles descendantes. Les rôles sont renversés, et là, la guitare est une oreille qui écoute.

De plus, à cause des différentes approches de composition de ces deux champs, les interruptions Rauschen ont le même rôle formel que sonique. Ces interruptions sont rudes dans leur côté arbitraire, Elles sont violemment antisubjectives, et à mesure que les quatre-vingtquatorze s'amassent dans la mémoire de l'auditeur, leur impénétrabilité ne fait qu'augmenter, jusqu'à ce que, à la fin de 33-127, nous soyons conscients que nous avons entendu une cascade, la montée progressive d'un Rauschen irrationnel, domestiqué et encadré par les échelles de sons (faites-main, transparentes à notre compréhension, humaines) qui à la fois les délimite et permet leur émergence. Ce qui semblait d'interminables quasi-répétitions minimalement modifiées par de petits détails - juste suffisants pour éviter la complaisance - est également du Rauschen "horizontalisé": une accumulation de détails qui s'amoncellent jusqu'à une sublime incompréhension; la cascade gît couchée.

Finalement, le paysage ainsi formé, cette cascade, ne peut s'appréhender dans sa totalité: 1-127 ne peut pas être joué comme un jeu complet de 127 unités mais comme une partie continue extraite du tout. Le processus se poursuit, avant et après. Le début et la fin de l'oeuvre (comme Ablinger l'a écrite et comme nous l'entendons jouée) sont aussi arbitraires que son contenu, exactement comme le Rauschen qui était là avant que nous l'entendions, donne plus à entendre que nous ne pouvons en appréhender, et sera toujours là quand nous n'y serons plus.

A la fin, nous retournons aux arts graphiques. Une salve de brouillage constitue, pour Ablinger, une ligne noire verticale, alors qu'un bruit moins homogène mais toujours renversant - les extraits de Das Buch des Gesänge incorporés à 33-127 par exemple - est une masse de points et traits trop dense pour qu'ils soient distingués. 33-127 est donc comparable aux arts plastiques préférés d'Ablinger: ceux de Giorgio Griffa et d'Agnes Martin - des séries de lignes verticales et diagonales se coupant, peut-être tracées à la main donc légèrement irrégulières, une structure prévisible de ce qui est localement imprévisible, évoquant l'expérience de la contemplation, telle qu'Ablinger la conçoit, "dans un pur ciel bleu".

(L'auteur de cet essai souhaite remercier Bill Dietz pour ses efficaces suggestions de révisions).

CD "33-127"







textes françaises


Dessins: Peter Ablinger


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